Je m'installe sur la banquette de cuir rigide. Le compartiment est vide.
J'écrase mon nez contre la vitre et le froid du verre au contact de ma
chair tiède fait naître en moi un frisson . Enfant, j'aimais guetter au
passage des trains les visages des passagers, leurs regards suspendus au
paysage qui défilait à une allure folle. Parfois, je tentais en vain de saisir
une expression, un geste , un signe de ces gens qui m'étaient
inconnus. Désirs d'instantanés, de flashs,pour figer dans ma mémoire la
fugacité des êtres, pour m 'assurer de la pluralité des destins, pour
m'étonner enfin de n'être point unique ni immortelle.
J'ai imaginé des voyages sans destinations, sans provenance aucune, comme en
pays de transit,en pays d'errance, de gare en gare, de quai en quai, sans parvenir
à marquer les étapes. Mais, aujourd'hui, l'arrêt final se dessine.
Je suis devenue à mon tour l'un de ces voyageurs dont certainement, dans
quelque endroit imprécis, un enfant essaiera de supplier le regard un bref
instant, et qui ne laissera pourtant que le flou quasi imperceptible
d'une image mêlée aux reflets des ombres et des lumières sur la transparence
de la glace.
Je ramène furtivement un pan de mon trench-coat sur le pointu de mes genoux
qui se révèlent beaucoup trop maigres.
J'ai toujours été si menue, presque chétive. Ce repli sur moi-même se
traduit par la minceur et la fragilité excessives de ma silhouette. Amalgame
d'os et de chair émaciés, tendu en un soupir musculaire, oblitéré de
ramifications nerveuses. Il y a des corps qui n'offrent, de par leur forme,
aucun bonheur de langage ni espoir de voyage. Nulle émotion ne s'y éveille,
que ce soit à la cambrure des reins, à la jonction du bras et de l'épaule,
au galbe du sein ou à la naissance du cou.
Je sais pertinemment que cette enveloppe trop formelle n'établit pas de
lien jusqu'à mon âme.
Je n'ose même pas envisager l'éventualité rédemptrice d'une chrysalide. Je
me sens chenille sans parvenir à m'imaginer papillon. Et, j'ai la
certitude que ceux qui m'ont étreinte ne se nouaient jamais à moi par désir
de caresser mes formes rédhibitoires. Ils étaient uniquement animés par une
impudique curiosité, surpris de ce paradoxe entre ce physique si banal,
commun et cet esprit complexe. Ils avaient pour but de pénétrer mon univers
fantasmatique, s'ingéniant par quelque malin plaisir à exorciser de ma
personne les tenants et les aboutissants qui font de moi cet être singulier.
Je connais ce pouvoir de séduction efficace et destructeur que j'impose bien
malgré moi à ceux qui m'approchent et dont, cependant, je ne possède pas la
réelle maîtrise. De ce pouvoir, je n'ai pas fait une arme impitoyable car
aucune vengeance ne m'habite. Mon histoire est celle d'une quête, sans
limites, en faveur d'une vérité inlassablement refusée, cachée sous les fils
ténus du mensonge, sous les scellés du silence. Plus que tout, c'est le
réconfort des mots et de la parole enfin échangée qui me délieront de ce
malaise inextricable qui rythme ma vie.
Je dessine un cercle de buée en un souffle léger contre la vitre. Au-dehors,
la nature semble paisible, sereine.
Les arbres gémissent au vent , abandonnant généreusement dans sa
direction leurs ramures échevelées. Le ciel a pris des tons d'ocre et
d'orangé pour habiller les derniers rayons du soleil qui va se coucher aux
sourcils des collines. Les fleurs s'abîment en de subtils tremblements,
repues des ardeurs d 'Hélianthe. La terre se fige dans le crépuscule comme
un ventre rond qui digère, rassasiée des excès d'une journée féconde. Des
oiseaux s'envolent vers des cieux plus propices en cette saison de
froidure, et leurs ailes entament cette tranche d' infini en un geste ample.
C'est tout cet espace que j'aimerais embrasser, aspirer,mais mes lèvres
exsangues ne s'ouvriront pas malgré l'avidité du désir qui me submerge.
Je pars rejoindre ce village depuis longtemps quitté, retrouver la maison
paternelle à présent abandonnée. C'est devenu une nécessité, une évidence,
une urgence, comme si le fardeau était soudain devenu trop lourd à porter.
Je suis les traces tel un fauve qui sait que sa survie ne dépend que de
l'achèvement et de l'extermination.
Il faut savoir se battre contre les fantômes parfois, afin de ne pas mourir.
C'est le prix à payer pour sa délivrance, pour sa liberté, la mienne en
l'occurrence....
Je fixe l'horizon et je sais qu'au bout du compte, je rejoindrai ce trait
qui fait se confondre terre et ciel.
C'est un essai pour savoir si je puis écrire en prose.
Si c'est raté, faites-le moi savoir, je stopperai illico et m'en
tiendrai à la poésie en vers, sans vous en vouloir une seconde :-)